Avec l’affaire Girard, la dénonciation des modes d’action du « néoféminisme » ravive une polémique récurrente. Soubresauts de l’ancien monde ou retour des tribunaux populaires, la question divise.
En 1964, Serge Gainsbourg chante « ce mortel ennui qui me vient quand je suis avec toi ». Mazarine Pingeot a ce refrain jazzy et mortifère en tête quand elle rédige une tribune au vitriol, publiée dans Le Monde, le 28 juillet. L’écrivaine, agrégée de philosophie, y décrit le nouveau féminisme comme « une police des mœurs », imposant « une morale adossée à la haine », et « ce mortel ennui », donc, que lui inspire « la victoire d’extrémistes médiocres ». Quelques jours plus tôt, la conseillère écologiste de Paris Alice Coffin, avec d’autres militantes féministes, venait d’obtenir la démission de Christophe Girard, adjoint à la culture d’Anne Hidalgo, accusé d’avoir soutenu l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff.
L’autrice de Se taire (Julliard, 2019), roman sur le viol et le silence, dénonce ensuite dans sa diatribe « l’inconséquence des nouveaux maccarthystes » et questionne : « Pourquoi les femmes s’en tiendraient à occuper la seule place de la délation, de la vengeance et de la vindicte ? » Ironie du sort, le jour même, Gisèle Halimi, l’avocate emblématique du féminisme, décédait à l’âge de 93 ans.
Ce texte de Mazarine Pingeot – tout comme celui de la romancière Belinda Cannone, évoquant les « maladies infantiles du néoféminisme » – ravive un débat récurrent, qui a ressurgi avec la révolution #metoo, sur les « dérives » du combat pour les droits des femmes et contre la domination masculine. Si la dénonciation du radicalisme n’est pas nouvelle, celles de la chasse aux « sorciers » et du délit d’opinion résonnent différemment à l’ère des réseaux sociaux, et divisent une partie de celles qui se revendiquent comme féministes.
Accélération de l’histoire
En janvier 2018, un collectif de cent femmes s’insurgeait déjà contre ces « dérives » dans un manifeste publié dans Le Monde, défendant notamment « le droit d’importuner » – cette « drague insistante et maladroite ». Parmi les signataires, la dessinatrice Stéphanie Blake, l’écrivaine Catherine Millet, et Catherine Deneuve. Vilipendée sur les réseaux sociaux, l’icône du cinéma français fut soutenue par un Tweet de l’Américaine Samantha Geimer, violée en 1977, à l’âge de 13 ans, par le réalisateur Roman Polanski. L’actrice du Dernier Métro avait toutefois présenté ses excuses dans Libération, quelques jours plus tard, « à toutes les victimes d’actes odieux qui ont pu se sentir agressées par cette tribune (…), et à elles seules ».
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Pour Caroline De Haas, du collectif Nous toutes, « ces tribunes en disent beaucoup plus sur ces femmes que sur nous ». Elle analyse ainsi ces réactions « épidermiques » comme « des soubresauts », « des poches de résistance » face à l’accélération de l’histoire. Comme le signe que les mœurs évoluent et que la société avance. « Un ministre qui se déclare féministe à la télé, c’était du jamais-vu, souligne-t-elle à propos de l’entretien d’Eric Dupond-Moretti sur BFM-TV, le 31 juillet. Cela prouve que ce combat est légitimé. »
Il faut dire que le garde des sceaux était attendu sur la question : des manifestations féministes avaient été organisées un peu partout en France, le 10 juillet, pour contester sa nomination ainsi que celle du nouveau ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, visé par une enquête pour viol. Il était reproché notamment à l’ancien avocat d’avoir défendu « des violeurs et auteurs de féminicides ».
La philosophe Camille Froidevaux-Metterie explique dans un autre texte, publié jeudi 13 août dans nos colonnes, que ces tribunes sont l’expression du « refus de voir disparaître l’ancien monde ». Du côté de certaines féministes historiques, le regard est plus nuancé. Ainsi, Liliane Kandel, ex-membre du Mouvement de libération des femmes (MLF) et coautrice des « Chroniques du sexisme ordinaire », dans Les Temps modernes, revue créée par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. La sociologue met en garde contre « ces tribunaux populaires immaîtrisables car ils ne sont plus téléguidés du sommet, comme ce fut le cas à Moscou ou Pékin, mais érigés sur les réseaux sociaux ». L’historienne Michelle Perrot alerte, quant à elle, s’agissant du cas Girard, sur ce « système d’amalgame vicieux, qui pourrait conduire à la reconstitution d’une morale bornée ».
« Une rupture d’évidence »
« Ancien monde » contre « police des mœurs » ? La question est évidemment plus complexe. Pour Michelle Perrot, l’émergence du mouvement #metoo a déclenché « une rupture d’évidence », selon la définition de Michel Foucault. Les structures mentales ont changé et ce qui était acceptable hier ne l’est plus aujourd’hui – qu’il s’agisse du sexisme ordinaire ou des violences sexuelles.
C’est ce bouleversement majeur, qui, en libérant comme jamais la parole des femmes, a conduit à « l’affaire Polanski » en 2019, à la mise en examen du réalisateur Christophe Ruggia pour « agression sexuelle sur mineur » après le témoignage de l’actrice Adèle Haenel en janvier, et au scandale Matzneff, un mois plus tard. Ce même mouvement qui a poussé à la démission Christophe Girard ; un homme de gauche, homosexuel, militant de la première heure en faveur des minorités sexuelles.
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Après la révélation du versement d’une aide financière à Gabriel Matzneff par la Fondation Bergé – Yves Saint Laurent, en 1986 – alors que M. Girard en était le secrétaire général –, et des trois dîners de l’adjoint avec l’écrivain défrayés par la Mairie, une manifestation avait été organisée, le 23 juillet, devant l’Hôtel de ville de Paris. Ces militantes féministes, dont deux élues vertes (Alice Coffin et Raphaëlle Rémy-Leleu) y réclamaient sa démission. L’image de la pancarte « Mairie de Paris, bienvenue à Pedoland » a tourné en boucle sur toutes les chaînes d’information en continu. Et irrité Anne Hidalgo, qui a défendu son adjoint.
Le lendemain, en plein conseil municipal, alors que la salle ovationnait l’élu démissionnaire, Alice Coffin criait, à la manière d’Adèle Haenel quittant la cérémonie des Césars : « La honte ! La honte ! » La riposte n’a pas tardé. La vidéo d’une interview donnée en 2018 sur RT (branche francophone de la télévision russe) fut exhumée. Dans l’extrait devenu viral, on y voyait l’élue EELV déclarer : « Ne pas avoir un mari, ça m’expose à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée. »
Le 5 août, Alice Coffin a déclaré à L’Obs regretter ces propos sur la forme mais pas sur le fond, rappelant les statistiques sur les violences conjugales. Après avoir reçu des tombereaux d’insultes et de menaces de viol et de mort, l’élue et militante LGBT a été placée sous protection policière.
« Jeté avec l’eau du bain »
Après la publication de la tribune de Mazarine Pingeot, certains n’ont pas manqué de souligner que l’écrivaine était le témoin du mari de Christophe Girard. Faisant peser le soupçon sur la nature réelle de son indignation. « Oui, Christophe est un ami. Bien sûr que cela m’a heurtée mais ce que je dénonce est plus global, répond-elle au Monde. Je suis féministe. C’est cette dérive dangereuse qui, pour moi, nuit à la cause. Ce discours séparatiste qui rend impossible le dialogue. Il y a plein de gens qui ne s’expriment plus par peur du retour de bâton. » Et d’ajouter : « Pour moi, Christophe Girard a été jeté avec l’eau du bain, mais il n’est pas le seul. »
L’eau du bain, c’est donc celle de Gabriel Matzneff, pédophile notoire publié chez Gallimard, récompensé par un prix essai Renaudot en 2013, et qui racontait dans ses livres, mais aussi à la télévision publique, ses « exploits sexuels » avec des enfants. Sans que cela ne choque grand monde à l’époque – du moins dans le milieu culturel. Jusqu’à la publication du Consentement, de Vanessa Springora, en 2019 (Grasset), qui mit au jour l’emprise de ce prédateur sexuel sur l’adolescente qu’elle était, ce dans l’indifférence générale, y compris dans sa famille. Comme l’écrit la romancière Cloé Korman, il faut « tout un village » pour créer un monstre.
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Ce village, c’est Mai 68, selon Liliane Kandel. Une période souvent désignée aujourd’hui comme la responsable de tous les maux. « C’est vrai que, lors de la révolution sexuelle, certains ont pu considérer que l’interdit de la pédophilie était un des derniers bastions de la pensée bourgeoise », affirme-t-elle. « Il y a eu un certain aveuglement, c’est certain et il faut le dénoncer », ajoute Michelle Perrot. Mais, « aujourd’hui, on assiste à une forme de dégagisme. On cherche la victime expiatoire pour se sentir mieux », regrette Liliane Kandel, pour qui la ligne rouge, c’est la loi.
La sociologue cite cette phrase de Lacordaire, chère à Gisèle Halimi : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » Et quand l’Etat de droit est menacé, « ce sont les femmes qui trinquent en premier », prévient-elle.
« On combat un système de silence »
« On dérange et on met le doigt là ou ça fait mal. Ce n’est pas de l’acharnement contre Girard, ce que l’on combat, c’est un système de silence, de complicité, et de soutien face à la pédocriminalité », défend Caroline De Haas. « “Pedoland” vaut d’autres slogans, explique de son côté l’historienne Christine Bard. Il y a toujours eu de la radicalité dans le mouvement féministe, comme dans la lutte ouvrière ou d’autres combats politiques dans l’histoire. C’est le signe de l’exaspération, de la colère. »
Et de rappeler que ce sont les « radicales » qui ont obtenu le droit de vote, de travailler, d’avorter, d’avoir son propre compte en banque, etc. Le MLF jetait du mou de veau sur les anti-avortement : « Elles avaient eu le temps de constater qu’il ne suffisait pas de demander gentiment. »
« On nous traite d’ayatollahs, on se fait insulter alors que notre mouvement est le plus pacifiste qui soit », insiste Céline Piques, d’Osez le féminisme ! « “Terreur révolutionnaire”, “maccarthysme”, “hystérie”, “fin de la séduction”, ce sont mot pour mot les archétypes que l’on nous oppose depuis toujours. » La militante rappelle que, contrairement à d’autres mouvements contestataires, le féminisme n’a jamais tué personne. Et que le scandale n’est pas dans une pancarte mais dans le fait que seuls 1 % des viols sont condamnés par la justice. « Quand on dit que les femmes exagèrent, c’est qu’elles sont sur la bonne voie », conclut-elle en référence à la sociologue Christine Delphy.
« Bien sûr qu’il faut un certain degré de radicalité, et les dégâts collatéraux font partie du combat politique, reconnaît Mazarine Pingeot. Mais il s’agit là d’une lame de fond, d’une philosophie antidémocratique. Ces militantes ne sont pas propriétaires de la libération de la parole, elles sont même parfois un obstacle. J’y vois une forme d’intimidation qui fragilise la démocratie. »
« Rhétorique classique »
Lors de la cérémonie des Césars, le 28 février, le « sketch » de la maîtresse de cérémonie, Florence Foresti, comparant Roman Polanski à « Atchoum » et J’accuse à « un film sur la pédophilie dans les années 1970 », avait déjà fait grincer quelques dents. Le 5 mars, sur Europe 1, l’écrivain Frédéric Beigbeder – démarrant sa chronique par « Ma tête sera mise à prix » – fustigeait « une meute de hyènes en roue libre ». Et concluait ainsi : « Cette pauvre Florence Foresti se prend pour une grande intellectuelle obligée de répandre son opinion sur le bien et le mal (…). Elle ne connaît rien au cinéma ni au droit pénal (…). Elle reproduit l’injustice de l’affaire Dreyfus. »
Des « hyènes imbéciles », apôtres de la censure. « C’est la rhétorique classique de l’antiféminisme depuis cent cinquante ans, décrypte Christine Bard. C’est ce qui arrive lorsqu’on s’attaque au pouvoir des hommes entre eux. » Dans « Le complot féministe », publié en 2003 dans Le Monde diplomatique, Gisèle Halimi écrivait, à propos d’une des premières enquêtes sur les violences faites aux femmes (Enveff, 2001) qui, d’Alain Minc à Elisabeth Badinter, était vertement critiquée (notamment pour avoir intégré dans les chiffres les violences psychiques aux violences physiques) : « Tirs à boulets rouges. La cible ? Le féminisme d’aujourd’hui : “Une escroquerie”, une entreprise de “victimisation” des femmes, qui “fragilisent” les hommes, les transforment en “objets” de leurs “nouveaux maîtres”, les féministes. »
Dans Une farouche liberté, écrit en collaboration avec Annick Cojean (Grasset, 160 pages, 14,90 euros, à paraître le 19 août), l’avocate du « procès du viol » laissait un dernier message : « Il faut une relève à qui tendre le flambeau. Le combat est une dynamique. Si on arrête, on dégringole. Si on arrête, on est foutues. »